TICKET CLIVANT À CONVERSER

Numéro 4. Avril 2025


Éditions du respirateur
https://respirateur.com/bisphenola/4
 
Manifeste pour un art posthumain
 

car notre corps est un écosystème vivant
car notre sexe ne dit rien de nous
car la technologie devient notre nouvel horizon

pour que l’altérité ne soit plus synonyme d’hostilité
pour que la collectivité se substitue à l’individualité
pour que la science reste en quête de nouveaux savoirs
pour que l’image reprenne sens
pour que les êtres expriment leurs libertés

pour/par la fin du régime de l’oppression
pour/par une vision au-delà de notre propre espèce
pour/par le dépassement des anciens paradigmes
pour/par une abolition des systèmes de pensée binaires
pour/par une entrée en dialogue avec les entités non-humaines
pour/par la fin de la soumission à l’injonction du capitalisme
pour/par une réinvention de l’art
pour/par de nouvelles expériences de la sensorialité
pour/par un regard post-anthropocentrique
pour/par une sexualité fondée sur le respect et le plaisir de l’autre
pour/par une identité en constante mutation
pour/par les dynamiques de l’hybridation
pour/par de nouveaux modes de représentation
pour/par une sortie des systèmes de genre
pour/par une métamorphose de la forme humaine
pour/par un air pur, une eau saine et une terre vive
pour/par une prévalence des droits intrinsèques et inaliénables
pour/par sortir la machine de notre service
pour/par la fin du colonialisme
pour/par une reprise du contrôle
pour/par une animalité revendiquée et sereine
pour/par l’élaboration d’une créativité commune
pour/par la sortie d’un hygiénisme spéciste
pour/par l’exploration des limites de la représentation
pour/par une spiritualité holiste et éclairée
pour/par un abandon de la course à la performance
pour/par la construction d’un futur viable
pour/par le détournement des standards
pour/par la lutte contre l’essentialisme
pour/par une désidentification sociale et environnementale
pour/par une transsexualisation des masses
pour/par la subversion

 
Ellis Laurens
 
Les peaux de leurs
actions
 

Le cuir de ta tech
ça m'a froissé
je voulais dire pourquoi les hommes
pourquoi les patrons
pourquoi elon pourquoi jensen
pourquoi eux
portent des cuirs
leur épiderme qu'a maté du sombre
depuis que le futur doit
ressembler au futur
celui-là le même qui
oui elon le dit
et portant du cuir
la parole se vautre dans le vrai
tant elle s'effectue
s'alignant sous une lumière tartre
cette image saigne
les peaux bouffies le long des ongles
organisent les peuples fauves
des sangs
si on se condense en fonction de
ce qui est rendu molle dans
la matrice inversible
la peau retournée
d'une lèvre
de propager l'erreur vers l'arrière
le cuir probablement cuisant
se coud aux pores
parce que le futur
devrait les porter
ses peaux une fois retournées

 
Elsa Boyer
 
La petite grosse dans le rôle de la princesse, personne n’y croit
 

Ma première expérience au théâtre, gamine, a été rude. Un rôle imposé d’orfèvre veule, caricature raciste made in Michel Leeb, puis de celui du gendarme, gras, sexiste et moustachu, un peu plus tard, me confirment qu’il y a quelque chose d’intrinsèquement dysfonctionnel entre mon corps et les attendus de la grande scène du monde. Les costumes préexistent à l’individu ; que faire, alors, quand on ne peut que les craquer en les enfilant?

La forme conditionne le fond: dès lors que je ne colle plus au prompt et que je ne suis plus conventionnellement désirable, la féminité m’est interdite. Il faut tout de même que je désire le costume, et que je performe les étapes nécessaires à son obtention. Sinon, la sanction est immédiate: il ne faut pas être celle qui ne fait pas d’efforts, et il faut préférer l'essai semi-sincère tout en sachant très bien que ça n’ira pas et que les conséquences seront douloureuses (mais que c’est tout de même moins pire que de ne rien essayer du tout). Le pari est perdu d’avance; mais il faut remonter sur scène, inlassablement, retenir sa respiration le plus longtemps possible avant de relâcher à l’abri des regards pour gratter trois pauvres miettes de pouvoir, sous forme de validation par mes pairs ou, encore mieux, par des hommes..

Alors,

J’ai regardé les autres grosses et les rôles qu’on voulait bien leur laisser.

J’ai essayé tous les costumes, le bide rentré, la gorge serrée.

J’ai essayé tous les costumes, mais je n’ai jamais pu les fermer.

J’ai essayé tous les costumes, et finalement aucun n’allait.

J’ai essayé tous les costumes.



Il n'y aura pas de princesse.

Il n'y aura plus non plus de bimbo ou de sainte, de vierge ou de mère.

Il n'y aura plus de costume, et il n'y aura plus de femme.Il ne restera qu'une masse-fonction, réfractaire aux autres disciplines que la sienne.

Il ne restera que ma chair, ingouvernable, nue et tendre, à laquelle on ne pourra jamais imposer pire que les performances à l’infini.

J'aurais fait un•e mauvaix•e prince•sse.

C'est, après tout, un rôle de merde.

 
Paulin•e
 
Son nom en grand sur les affiches
 

Qui te fait marrer
De qui t’achètes le livre
Qui tu embauches
À qui tu jettes des fleurs
Qui t’applaudis tellement ravi
Qui fait la musique de ton spectacle sur la colline
Qui reçoit la subvention
À qui tu donnes trois colonnes
À qui tu donnes du temps d’écran
Pour qui tu écris une lettre de recommandation
Qui tu choisis comme comédien
Qui tu castes dans ton film
Qui tu encourages
Qui tu aides
Qui tu mets en valeur
Quel personnage il écrit
Quels mots il met dans sa bouche
Qu’est-ce que ça fait à la spectatrice
Qu’est-ce que ça fait à celle
Qu’est-ce que ça lui raconte
Qu’est-ce que tu appelles sulfureux ça veut dire quoi sulfureux
À qui tu donnes un oscar un césar un molière
À qui tu dis bravo
À qui tu dis super
Qui tu rends visible
À qui tu serres la main
Qui tu tapes sur l’épaule
Qui tu serres dans tes bras
Qui tu recommandes pour une série
À qui tu dis qu’est-ce que c’était bien
De qui tu dit au demeurant c’est un excellent
Qui tu programmes
Qui tu soutiens
Qui tu invites dans ton château sur ton plateau
Qui tu nommes premier ministre
En qui tu te reconnais à la télé
Qui tu choisis de soutenir qui tu choisis d’écouter qui tu choisis de comprendre
Qui tu appelles par son prénom
Qui a son nom en haut de l’affiche
Qui tu choisis
Qui tu écoutes
Qui est précaire
Qui n’a pas de salaires de cachet qui n’a pas le réseau
Qui n’a pas les moyens de l’avocat pour la défendre
À qui tu demandes de la nuance et du calme
Qui tu appelles sorcière ou hystérique
À qui les nuits d’insomnie
Qui tu dégoutes du métier
Quelle histoire est racontée
Quelle chair a payé le prix
Combien de temps ?

 
Béatrice Bienville
 
Exercices de style
respiratoires
 

Mesdames messieurs et toutes les personnes qui ne considèrent pas ces appellations binaires comme valables, prenez place pour le voyage.

Avant de décoller pour notre déplacement imminent, veuillez accrocher vos esprits par quelques épisodes respiratoires permettant le flux d’affirmations positives d’opérer.

Installez-vous. Les positionnements LGBTQIAA+ sur les assises sont interdits car tout le monde sait qu’ils sont tout à fait précaires.

Allez-y, faites comme chez vous, surtout si vous ne vous y trouvez pas.

Maintenant que vous vous enfoncez en pleine conscience sur votre chaise, fauteuil, canapé, sol bitûmé ou recouvert de linoléum, de parquet ancien, l’exercice peut commencer.

Pensez à une affirmation positive. Préparez-la bien et conservez-la en premier plan de pensée tout le long de l’exercice suivant :

Prenez une grande inspiration et comptez lentement jusqu’à quatre.
Une fois les quatre temps comptés, bloquez votre inspiration pendant quatre nouvelles mesures.
Pour finir, expirez toujours en quatre mesures.
Vous pensez toujours à votre affirmation positive.

Les temps sont difficiles et nous le savons, mesdames-messieurs-et-toustes-les-autres. Afin de ne pas vous laisser démuni•es dans un espace abstrait, nous vous suggérons quelques affirmations qui vous éloigneront sans équivoque de toute forme de négativité.

En vrac nous pouvons penser à « le peuple se soulèvera dans la joie et renversera la broligarchie », « nous sommes toustes doté•es du libre-arbitre nécessaire à la destruction du système », « ma mère ne m’a pas élevé•e seule pour que je finisse seulement avec des CPTSD, je suis voué•e à libérer mes adelphes de l’emprisonnement capitaliste », « les crises d’hystéries boursières de Donald Trump n’auront aucun impact sur mon quotidien », « nous sommes toustes des Luigi Mangione en puissance », « Macron explosion » ou « L’AVC en approche du satellite Katy Perry entrera prochainement en collision avec Netanyahu, le transformera alors en terrain intersectionnel, amenant ainsi la paix sur terre pour la première fois de l’Humanité », « Instagram ne me volera pas un quart de ma journée », « la force du collectif peut faire tomber la Cinquième République vacillante », « la désobéissance civile peut renverser Meta via Telegram », « Rachida Dati est simplement un troll et n’a aucun impact sur la culture », « les relations lesbiennes m’ont moins fracassé la tronche que l’hétéronormativité », ou encore « au demeurant, on peut vraiment avoir d’excellent•es ministres ».

Vous pouvez, en vous inspirant des exemples ci-dessus, trouver votre propre affirmation positive et ouvrir votre huitième chakra, celui de la révolte institutionnelle et individuelle.

Prenons comme phrase de démonstration « je suis un•e enfant de bourgeois aux cheveux arc-en-ciel, prêt•e à renverser le système que mes ancêtres ont minutieusement mis en place ». Elle est parfaite car Bourdieu aurait été d’accord avec, si seulement il avait été moins acerbe.

Gardez votre affirmation au plus proche de votre cœur.

Inspirez. Un… deux… trois… quatre. L’affirmation se consolide.
Bloquez votre respiration. Un… deux…. Trois… quatre. L’affirmation s’ancre dans votre cage thoracique.
Expirez votre air gorgé de l’affirmation. Un… deux… trois… quatre.
Vous êtes devenu•es votre affirmation. Vous êtes devenu•es un être révolutionnaire, jusque dans son engagement capillaire, vous êtes devenu•es une meilleure version de vous-même, plus éveillée, plus déconstruite, plus capable que jamais d’une force de travail pour détruire le fordisme contemporain.

Le spectacle ne fait que commencer. Vous en êtes le clou et vos ceintures d’ultra-sécurité étatique ont sauté pendant l’exercice.

Maintenant que vous l’avez appris, vous pouvez reproduire le show avant-gardiste comme bon vous semble, avec qui vous le souhaiterez.

Attention cependant, si vous choisissez de pratiquer l’exercice spectaculaire avec un individu réactionnaire, il se peut qu’une résistance se fasse sentir de son côté. Pas d’inquiétude, il est dans votre bon droit d’exercer une soumission hypnotique sur cet individu, surtout si vous l’avez vu passer dans le procès Pelicot ou au gouvernement, soit entre trois et six mois de médiatisation moyenne.

La révolution est en vous. Vous pouvez reprendre un positionnement LGBTQIAA+ ou une activité normale.

 
Sascha Sofer
Bisphenol-a est une revue mensuelle qui s’attache à décrire les zones troubles entre mots et mondes. C’est une polyphonie.
Si vous souhaitez participer ou vous abonner, contactez-nous @respi.rateur ou sur respirateur.editions@gmail.com.
Le prochain numéro aura pour thème "Les armes".






respirateur 2025